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Le blog de Jonathan Itier

Satires et bilans

Lettres d'un fou (première partie)

Lettres d'un fou

 

 

 

12 janvier 20**

 

J'ai passé la porte de l'institut B* Durand un lundi 11 janvier. Lorsque la bête du jardin fouille votre cœur si loin, vous n'êtes plus juge ni maître de rien. Le scintillement obscène de ses yeux – un de ces jaunes douloureux, comme la peau des grands malades échevelés- son air de plaisanterie, mais toute de malveillance, m'ont décidé à fuir dans la literie et le sommeil chimique d'une clinique de santé mentale.

Les délires sont comme les esprits ! Envieux de la consistance des réalités de ce monde, ils cherchent à pénétrer par nos yeux balbutiés d'insomnies, jusqu'à tout contaminer de leurs cris, de leurs ténèbres.

La lucidité s'éloigne. Je prend congé. A demain !

 

 

18 janvier

 

J'avais l'esprit dérangé, les médicaments l'ont rendu débile. Et ces médecins, toujours à chuchoter commes des nonnes ! Cure de sommeil... Sitôt les yeux ouverts, un homme assis me questionne l'air de rien sur la démence, comme si je comprenais la signification des êtres qui n'ont vu en moi qu'un messager aveugle...et puis « serment d'hypnotiques » ! Un gouffre de temps me sépare chaque fois davantage de moi-même. Sept jours de perdus ! Quel singulier holocauste offert à la bête aux yeux jaunes qui, lorsqu'elle n'est pas visible, ricane insidieusement de moi comme sa pâture de colisée.

Sur ordre d'Hypocrate déjà, le gouffre se creuse. A très vite.

 

 

20 janvier

 

Davantage qu'elle a su récompenser mon ambition, la vie m'a toujours mieux puni pour ma vanité. Je me croyais guéri depuis si longtemps, quel orgueil abject !

Le sommeil s'espace ; le territoire des rêves s'agrandit, et au milieu : des îlots de journées lugubres qu'on affronte sans la force des petites joies. La mer est trop calme capitaine ! Le pirate rêvasse et meurt d'ennui sans sa proie féconde. La bête aux yeux jaunes, bien sûr, n'existe plus très nettement. Elle promène son corps improbable dans les souvenirs qu'elle a décidé. Il n'y a plus de saveurs à rien. A demain peut-être.

 

 

30 janvier

 

Je me souviens, encore ! Lorsque devant soi tout se tait, la nostalgie ne fait plus honte. Je me souviens de l'innocence, comme d'une messe dite par des anges. La plus belle enfance, sans heurts, comme une chrysalide d'amour tendre. Jamais de secondes fois, de millième fois... que du neuf à perte de vue ! Ensuite l'autre genre d'amour, plus sensuel...oh ma chérie, oui, oh oui ! La mort ne pourra rien, etc... Gouffre dont on revient pourvu qu'on ait le goût des altitudes d'où cette foutaise sainte nous a jeté. Mais ça se répètera à la nausée, c'est ainsi fait. Mal fichus, tout contraints de nos malédictions génétiques, étriqués, lâches... Mais c'est comme cela, et la bête aux yeux jaunes, au moins, ne ment pas : le démon est partout dans le coeur des hommes. Aurevoir l'ami !

 

 

5 février

 

J'ai mangé de la terre ce matin, c'était au parc des dingos. Je te jure qu'elle avait le goût des fraises, mais ces petites infirmières m'ont fait vomir. A quoi bon expliquer à ces guenons ce qu'une conscience telle que la mienne a d'unique ?

J'ai jeté la télévision ce matin, tu vois ce que je veux dire ? La plupart des salariés sont des insectes qui ne demandent qu'à survir et être écrasés. D'autres sont dignes, mais par cette ignorance sainte qui en fait de simples naïfs. Les vertueux ont été foulés, cueillis depuis des lustres. Ne reste ici bas que le peuple de l'enfer, et les fanatiques orgies du mal.

Retour au padoc plus tôt, ingestion forcée de neuroleptiques. Un rêve de damné que cette journée, camarade ! J'attend la suite sans jamais y croire ! Ton ami.

 

 

 

2 mars

 

Elle est venue ! Sa peau douce, ses lèvres ourlées de noire, l'oeil moqueur aussi.... ça je ne lui pardonne pas, d'avoir l'oeil qui se moque. Mais ça n'empêche rien et je la fourre toute entière, sans chichis. La lumière des vitres de la clinique chiffone sa crinière d'or pétrole. Un bel ange noir, les hanches puissantes des mères, et la sensation d'un cul bien bombé sur les cuisses... une extase facile. Mais déjà sur la route, partie trop vite ! Et moi, disloqué sous mes draps poisseux d'angoisses et de désirs mélangés. Si mon corps pouvait crier l'exaltation qu'elle a donné, je le giclerais sur les toits. Quand reviendras-t-elle ? Je ne sais pas. C'est une pute, mais le personnel ne sait rien. Chut ! Je l'ai présentée comme ma femme à moi... A bientôt l'ami !

 

 

13 mars

 

On parle déjà de me faire sortir. La molécule s'est enroulée dans la viande de mon cerveau : ça fait une belle marinade qui sent bon le propre, le viable. Je serai bientôt un vrai gentleman.

Effets secondaires ? Je recommence à avoir peur pour l'argent, et la solitude n'est plus une seconde ou une minute, c'est un lieu : sûrement parce que les médecins m'ont rétréci le sommeil jusqu'à sept heures de temps. J'aimerais partir loin, comme Baudelaire lorsqu'il rêvassait à l'opium -j'ai eu le loisir de lire quelques beautés ! La connaissance des choses n'est plus seulement ignorée, elle est devenue l'ennemie. Un jour on comprendra la nuance.

Je te remercie pour la photo, c'est bon de savoir que la santé est là dehors, que la vie poursuit une route, n'importe laquelle...

C'est l'heure du repas, je te salue !

 

 

15 mars

 

Ils m'ont laissé partir vers les huit heures du matin, et j'ai tout de suite pensé à la petite brasserie où j'emmenais Nadia. On aimait bien se chicaner dans cet endroit : quelquefois elle détalait comme un levrette en claquant la porte, d'autre fois j'interrompais les commandes -des scènes d'une idiotie crasse... Les gens avaient fini par comprendre qu'on jouait la réconciliation, juste par ennui du temps passé ensemble. Les femmes, il ne vaudrait mieux pas en connaître beaucoup dans la vie, ça rend mauvais.

Je suis rentré pour commander une pression, et le patron m'a reconnu. Il était un peu tracassé de me voir, alors je lui ai dit qu'avec Nadia c'était fini, que j'allais devenir un bon gaillard. La discussion a commencé à feu doux, mais il est vite devenu vexant : d'abord il annonce qu'on ne sert que du café, ensuite il me demande ce que je compte faire...

« Hey !, lui ai-je dis, tu fous l'angoisse, on dirait ma mère ! Tu veux être ma mère ? »

Elle était morte il y avait deux ans de ça, la pauvre femme, je ne sais plus...comme le père Camus ! Le patron m'a demandé de partir... Soit l'effet des neuroleptiques, soit que je pensais d'un coup à maman, je me sentais triste comme les parisiennes... Je suis redescendu à l'hôtel de la gare, celui qui fait les chambres au mois. C'est là que j'attendais quand la bête aux yeux jaunes s'était déclarée, juste avant la demande d'internement. Je me suis assis sur le lit -mon dieu ce lit pue la merde !- et j'ai recommencé la lettre de Nadia, celle qu'elle m'avait écrit avant de rejoindre son époux de Berlin.

Ensuite j'ai passé le reste de la journée allongé, à chercher la sieste, mais c'était comme pêcher à la main dans une eau de suie. Et puis je t'ai écris ce que tu lis maintenant. Puisque demain ne veut rien dire pour l'instant, j'attend l'idée de quelque chose...

Ton ami.

 

 

15 avril

 

Londres ça n'était pas non plus la meilleure idée. Mais ici les gens ne reconnaissent pas bien les détraqués, alors j'y ai fait un petit trou au chaud. Quand tu vois le chemin entre mon Master of Business et le métier de serveur que j'ai déniché... Au moins j'ai l'anglais impeccable ! Mais les médicaments me rendent tellement vaseux que j'ai renoncé à toutes mes vieilles ambitions. Le manque d'argent m'angoisse toujours... une sale manie !

J'ai acheté un masque à gaz de l'armée russe pour deux livres sur un marché, et même pas dégoupillé ! Il y a de drôles de collectionneurs dans ce coin là d'Europe... Je l'ai emmené dans une boîte de nuit en espérant impressionner les anglaises, mais ma gueule ne leur revenait vraiment pas. Elles ont l'humour de leur trique : si tu ne les excites pas, elles te persuadent facilement que tu n'es rien de drôle. Pourtant je savais, et du plus profond de moi, que j'avais touché juste ! La petite brune par exemple, avec un verre de plus j'aurais pu facilement lui chatouiller le nombril, mais ses deux copines avaient décidé d'être snobs, alors elle s'était pliée démocratiquement, pour ainsi dire. En rentrant, j'ai balancé le masque anti-tchétchène sur la route boueuse de l'immeuble où j'habite. Je l'ai retrouvé à la même place le lendemain, qui me fixait avec de grandes lucarnes vides à la place des yeux.

J'ai couché avec une pute la nuit suivante, une noire très maigre avec des verres de contact bleus ciel. Mais impossible de jouir ! Au lieu de ça je pensais à des tas de choses désastreuses, l'effondrement de la civilisation par exemple. Pendant qu'elle me suçait avec une élégance aristocratique, je me demandais pourquoi notre monde à nous devait mourir. Notre culture, notre peuple était touché de cette tare inexorable de la décadence. La pute ne pouvait pas le comprendre, elle que l'existence désignait pour combattre encore, coups de langues après coups de hanches, lignage d'anciens esclaves cravachés qui savaient encore le goût de ce qui doit être conquis. De toute façon, la nature avait commencé de conspirer contre nous. Le taux de fertilité masculine dégringolait ; la femme blanche se comportait commme l'homme de l'ancien temps, et l'homme blanc, macéré dans ce capitalisme d'Aarmagéddon depuis plus de soixante dix ans... un chapon ! Sans couilles, sans tête non plus ! La lumière de notre peuple n'était plus que l'écho faiblissant d'une flamme soufflée depuis longtemps, et c'était peut-être tant mieux.

Les lettres s'allongent, je te laisse là pour l'instant. J'espère que les choses s'arrangent pour ta femme, à bientôt.

 

 

25 avril

 

La petite punaise du troisième étage recommence à crier que ses deux fils lui font la honte, et qu'elle n'aurait jamais du les pondre. Régulièrement elle éclate contre son foyer au point d'en faire des syncopes. Deux fois l'ambulance est passée pour ce qui n'étaient que de pénibles attaques de panique. Elle se croit menacée, elle pense que la chair de ses entrailles veut la tuer. C'est peut-être vrai. Ses deux voyous passent leur temps à traîner autour des voitures et à dealer de la mauvaise drogue.

Aujourd'hui, elle s'arrête de hurler d'un coup, et j'entend un bruit mat, comme un meuble écroulé, qui secoue tout l'immeuble... Elle doit se faire passer à tabac. Boum ! Encore, et avec un de ces cris de volupté ! Le type a même le talent de jouir des coups qu'il inflige ! Il faudrait que j'intervienne, mais je n'ai pas le courage. Les gars sont solides, et je ne veux pas attirer l'attention sur moi.

Je te laisse sur cette lâcheté, à bientôt.

 

 

10 mai

 

Juste après le travail la bête aux yeux jaunes est revenue. Elle complote quelque chose, et ce sera épouvantable...

Je ne prend plus le traitement depuis deux semaines... J'étais un satellite brisé dérivant très loin au dessus de la terre, je ne reçevais plus rien du monde, ni bêtes ni plantes ni hommes... Et pour bander, un enfer ! Ca demandait trop. Aujourd'hui tout m'a paru plus palpitant...

Comme toutes les villes d'Europe, Londres est un cadavre géant en activité, et nous sommes de beaux petits rats lustrés pédalant à l'intérieur de ses entrailles, ou de ces végétaux poussiéreux du vieux continent... nous sommes l'effet de traditions juxtapposées, notre âme est faite d'une résine solide comme les pierres d'ambre... les écureuils eux, ne s'y trompent pas, qui nous grimpent dessus comme sur de vieux arbres ! La nuit tout se défait dans les bars et, telles des vitraux d'églises, les publicités jettent de l'or partout.

 

 

11 mai

 

Irlande : Dublin, Belfast... Ca pue la ruine, encore. Les falaises, les forêts ont pris la couleur grisâtre de la misère éternellement recommencée d'un peuple de crève-la-faim. Hors la ville, les entreprises sans fiscalités éclatent partout comme des bubons de peste noire. Le capitalisme, c'est le système économique de notre propre subconscient : coût, action, bénéfice... raison pour laquelle on n'en vient pas à bout. Seuls leurs pubs ressemblent à des asiles célestes ; la coïncidence de la lumière dans le whisky ou la Guinness sableuse, accroche encore la promesse du quelconque lendemain.

Demain, je pars. L'avion décollera pour le Canada. Jamais loin, même si je ne sais pas où tu es, et que ces lettres me sont renvoyées comme à un idiot. Je suis déjà sûr de t'avoir croisé un jour, et de ne pas avoir osé te reconnaître, mais c'était il y a trop longtemps. J'ai encore Nadia... Je sais qu'elle vit en banlieue de Montréal, je vais la chercher, il me faut la voir. C'est la bête qui ordonne, qui me guide, de plus en plus réelle. Le reste -métier, amitiés, voisinages- pure fantasmagories.

Alors au revoir, au revoir. Lorsque j'en saurai plus, je t'écrirai encore, même si tu n'es plus là pour lire, même si pour ça devons attendre la fin. Je te garde encore tout près de moi, je t'attend.

Ton père.

 

 

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