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Le blog de Jonathan Itier

Satires et bilans

Les nuits de Versailles

1ère nuit

 

La rencontre

 

Je suis seul et bien tranquille sur un banc du parc de Versailles. Mais mon esprit, comme c'est sa coutume lorsqu'il contemple le passage des honnêtes gens, aboie sur l'infortune du genre humain. Évidemment ce tumulte intérieur n'est pas raisonnable pour un homme moderne : la médecine n'a t-elle pas fait quelques progrès dans le domaine du désespoir ? Qui aurait le caprice d'envier ses ancêtres, dont l'authentique faim du ventre, les véridiques afflictions de l'âme leur valaient illico le salut des anges ? Vivre heureux, n'est-ce pas être de son temps ? Au bout d'une heure, ou peut-être deux, j'interpelle un jeune homme qui passe par là :

« Où tu vas comme ça ? »

Loin de se démonter et d'accélérer le pas, le drôle s'arrête tout net et pose sur moi ses deux grands yeux bleus de nacre. Son visage est pâle, beau comme un suaire neuf.

« Mon dieu, fais-je, il doit plaire aux femmes.»

Ses lèvres tremblent. D'une poche de son manteau gris, il extrait sa main d'albâtre et la passe dans ses cheveux.

« Tu devrais me plaindre, répond t-il d'une voix fêlée.»

Puis il s'assoit près de moi et, soupirant d'aise :

« Versailles en novembre, c'est aussi bien.»

Sa mâchoire roule durement sous sa peau, ses naseaux enflent : une pensée l'a saisi au vol, et ne le lâche plus.

« C'est quoi ton chagrin ? » dis-je, un peu amusé.

Mais le garçon n'a pas besoin du réconfort d'un inconnu. Il préfère hausser les épaules, cracher parterre et jouer avec sa chevelure comme une fille idiote. C'est le moment que choisissent les apparences pour se démasquer :

« Tu es une femme ! »

Alors, il tourne une deuxième fois sur moi ses deux grands yeux bleus de nacre, et le désir me lèche soudain les membres comme une flamme. A nouveau ses lèvres tremblent, mais dévoilent cette fois une langue adorable traînant sur des dents de perles.

« Mon dieu, dis-je affectueusement, tu sais plaire aux hommes...»

« Je vais au château cette nuit », répond-t-elle.

Puis elle ajoute, après un silence :

« On me préfère comme ça. »

Mais elle découvre ensuite une poitrine si charnue, si appétissante, que je ne peux m'empêcher d'y enfouir la main. Son sein lourd et tendre retombe dans ma paume, et je frémis à l'idée d'y plonger tout entier couilles et sceptre.

« Tu sais, dit-elle, indifférente à mon supplice, tu peux rejoindre la petite fête. »

Elle écarte ma main, remonte sa chemise comme une vraie professionnelle, et ajoute :

« Il n'y a personne à Versailles, ce n'est plus la saison. Attend la nuit, tape trois fois sur le portique là-bas, et dis que tu viens pour Lilith.»

« Au point où j'en suis », dis-je.

Enfin, elle se relève tristement et me quitte d'un baiser sur le front, traînant sa divine langue dans ce lieu que certaines confessions appellent troisième œil. Pendant de longues minutes je reste seul, illuminé comme un bodhisattva. Puis la vue du soleil rouge chancelant dans une forêt, le hurlement d'un chat qu'on éborgne peut-être, un quelconque oiseau du soir au sommet de l'arbre me raniment lentement, et je m'élance de ma retraite pour bâfrer dans un troquet en attendant la nuit.

***

 

En s'ouvrant, la brasserie fait un bruit de timbale, et deux visages alourdis se relèvent d'une sorte de sommeil. Je leur jette un œil d'indifférent à tout. C'est mon luxe de la journée : pour ma compagne du moment, j'ai mis mes chaussures cirées, mon pardessus gris, et quelques lambeaux de chevelure coiffée à la cire me donnent le sentiment auguste d'être au-dessus de la mêlée. Toute la journée sur un banc du parc de Versailles, à questionner ma conscience – irai-je, n'irai-je pas voir Laura ? Mais Lilith remontée des enfers, sa poitrine de vampire entre les mains, le désir devient plus clair. Laura est une fille juste, elle comprend déjà : il y a des priorités d'aventures. Elle n'aura perdu qu'une seule journée de sa vie à m'attendre. Moi, j'y avais déjà laissé plusieurs mois de la mienne, à la persuader qu'elle était la seule qui compterait jamais. Bientôt cette naïve connaîtra les douleurs et les grâces de l'enfantement -à trente ans c'est tout ce qui l'intéresse- mais sa dynastie se fera dans les bras d'un autre ; pour Lilith j'abandonne tout, même le gosse : parce que l'homme est ainsi fait, la femme est un poison. Je lève mon verre à :

« Tout ce qui en vaut la peine ! »

« A la volupté ! », proteste une voix tout au fond.

Puis la porte s'ouvre avec fracas, et un genre de clochard tout ensanglanté, tout puant de merde avance droit sur le zinc ; sous sa face tuméfiée de coups, on reconnait l'épouvante des bêtes qu'on abat :

« Au secours ! »

Un gémissement cher lecteur ! un gémissement qu'on dirait de naissance : geignant, chouinant, vociférant... Je sens son cri noir, et d'un seul coup son humanité à lui bondit douloureusement dans la mienne : je veux trembler de sympathie pour lui, l'étreindre !

« Monsieur, ça va ? »

« Appellez la police, s'il vous plaît... »

Au loin, des aboiements de chiens se rapprochent.

« Vous n'appellerez pas la police, reprend la voix du fond, cette voix qui est celle du comte que j'allais connaître un peu plus tard, et nos compensations ?»

Le visage du clochard s'illumine d'épouvante ; le voilà qui balbutie, éclate de rire, tremble de tout son long :

« La compensation ! », fait-il

« Ca a un rapport avec Lilith ?», dis-je

« Lilith est arrivée !», répond triomphalement le comte en se levant vers la sortie.

En passant à ma portée, deux yeux noirs de charognard, de cannibale se posent sur moi et m'interrogent. Sa mise est celle d'un noble, toute droit sortie des tréfonds du XVIIIème...un décapité de la révolution bourgeoise, comme revenu des enfers !

Il ajoute enfin, indifférent à tout ceux qui se tiennent là autour de lui et le fixent sans trop comprendre l'enjeu de tout cela, l'enjeu de vie et de mort, tous hébétés, et du coup incapables de juger, d'agir :

« La partie recommence dans une petite demi-heure, vous serez des notres ? »

C'est à moi qu'il s'adresse, et son naturel me désarme tout entier : l'indignation normale, la compassion pour un plus faible... pures foutaises ! Une chaleur tranquille émane de lui si fort : on se dévorerait un bras plutôt que de lui déplaire... D'ailleurs, est-il encore seulement de chair et de sang ? Je ne veux plus croire qu'il puisse avoir quoi que ce soit de sembable avec les somnanbules qui peuplent ce rade.

« Allez », balbutié-je, d'une gaieté inquiète, tandis que le clochard se laisse tomber du bar.

 

 

La visite

 

 

L'affection qui nous lie involontairement les uns aux autres nous cause parfois les pires sensibleries, et aussi subitement que des sauts de puces. Un tel se secoue, comme un âne ses mouches, et l'autre écope presque à coup sûr de la petite vérole de ses peines ou de ses joies : l'amour cosmique nous colle à la peau si fort, que s'en décrotter reviendrait parfois à se déchirer soi-même. C'est sous l'effet du clochard d'abord, puis sous celui de mon bienfaiteur, que je m'avise de tout cela, tandis que nous passons la grille où Lilith nous attend, toute droite et livide, prête à faire bander la mort. Comme sa figure n'exprime plus rien, je réalise soudain le coût inestimable de ma vie :

« Je suis foutu si je rentre à Versailles... »

« Foutu pour foutu... », répond le comte en frottant calmement son pantalon tout taché de sang et de boue.

« Connais-tu la beauté de ce palais du Soleil ? demande Lilith qui a, entre temps, quitté son mutisme de gargouille, sais-tu que Versailles est le plus beau temple païen d'Europe ? As-tu, seulement une fois, ne serai-ce qu'effleuré une femme dont le corps avait les proportions de la perfection ? »,

 

Ô lecteur, ces deux assassins respirent, conversent comme nous tous avec le plus grand naturel : rien ne laisse deviner l'horreur de ce qu'ils sont en fait. Leur insouciance est si forte qu'elle défait peu à peu en moi toutes les distinctions du bien et du mal, du beau et du laid, du vrai et du faux. Enfin, quelle morale ne vacillerait pas devant l'offre qui lui est donnée d'assouvir ses plus grandes visions charnelles ?

« Ma vie comme monnaie d'échange ? »

« Vous n'avez pas idée de ce qui vous attend, sir !, ajoute gaiement le comte, les femmes divines c'est une chose, mais le raffinement des opiacés, la saveur des plats, les odeurs les plus sophistiqués, tout ce par quoi les chairs, la sensibilité peuvent jouir à l'infini... Croyez moi, le petit divertissement que nous prenons de vous n'est rien en comparaison de la compensation »

Ce mot de compensation, le gémissement sorti tout-à-l'heure du corps déchiré de ce clochard, me font trembler d'effroi. Alors le comte fait signe à Lilith, qui m'attrape le bras et murmure, avec son étreinte tendre et sèche :

« Toi, tu es courageux »

Je sens l'odeur entêtante des roses fraîches tomber de son cou comme une chevelure, je sens sa main chaude s'enrouler sur mon bras, sublime vipère, et tout est décidé pour moi !

« D'accord! »

Ensemble nous refermons le portique, et gagnons une entrée à peine éclairée par quelques chandeliers électriques.

Le comte allume un briquet, se pose face à moi et m'ordonne de regarder à mes pieds. Ce que j'y vois : la représentation d'un ciel resplendissant, et tout autour les signes du zodiaque, six d'un côté, six de l'autre, et les tableaux bucoliques d'Ovide qui se promènent sous mes talons, terre des bêtes, des ruisseaux, des semeurs, des nymphes et autres divinités rustiques.

« Ceci, dit-il, c'est la porte symbolique que vous ouvrez par nous. Une fois cette dalle franchie, vous ne pouvez plus regretter l'autre existence ».

« Puis-je m'asseoir un instant « votre grâce », dis-je, ricanant, en me jetant droit dans un fauteuil de velours qui traînait là. Puis la honte me prend d'un seul coup.

Une sorte de fièvre s'empare de tout, mes jambes tremblent, mon cœur veut éclater, et le front se couvre d'une suée infecte. A ma grande surprise, je n'entend pas le soupir de réprobation, de déception que je redoutais. Mais, lorsque je relève les yeux sur ce théâtre, le comte a disparu, et le visage blafard de Lilith me contemple, beau et brûlant de désir.

« Qui est ce type ? », je lui demande, en épongeant ma face avec le revers de ma chemise - l'odeur de ma peur m'épouvante un peu plus.

« C'est un homme très influent », répond-t-elle en s'agenouillant tout près de moi.

« J'ai peur de la mort, je m'excuse...trop cher payé »

Elle dépose alors sa tête sur mon entrejambe, aussi confortablement que possible.

« C'est pas grave, répond Lilith, ne t'inquiète pas ».

Elle déboutonne mon pantalon, descend mon caleçon et m'avale tout en douceur. Sa langue se plaque le long du membre rétréci d'angoisse, et se déplace à la base dans un roulement constant et digne. C'est la fellation fortifiante des femmes de soldats avant les guerres, celle de lady MacBeth à son futur roi, d'Hélène à Pâris, de Pénélope à Ulysse. La chaleur de son geste, cette intention si lisible -soutenir ma bravoure face à la mort- m'envahissent d'une chaleur douce, comme de l'amour d'une mère pour le petit malade... Comme j'écarte davantage les jambes, elle déploie sa chevelure noire, qui se bombe, puis retombe très lentement sur mon bas ventre. De Lilith je ne vois plus qu'un rideau sombre, et je sens à travers lui mon membre se gonfler, réclamer : tout est si chaud, si tranquille dans cette bouche de vestale... Puis sa langue s'empresse, contourne plus fort le gland, et ses mains chaudes remontent sur mes testicules et me massent tendrement, comme pour hâter, sans la gâcher, cette volupté vraiment divine. Je décharge dans sa gorge avec des sursauts de joie pure, et tandis qu'elle boit les derniers restes de foutre, mon corps s'affaisse tout au fond du fauteuil, suant d'extase, vaincu.

 

 

 

Le couple

 

 

Lorsque je reprend mes esprits je réalise qu'un petit couple s'est approché de nous. L'homme, d'une cinquantaine d'année, plutôt solide d'aspect, chemise blanche ouverte à demie, tripote son membre en fixant Lilith d'un œil liquide ; sa femme, plus jeune d'au moins dix ans, caresse gentiment ses seins, comme pour appeler à l'étreinte. Mais Lilith s'en fout bien comme il faut. Elle relève sa crinière et s'éloigne vers le grand salon avec un air digne :

« Il y a des tonnes de trucs à manger, rejoins moi quand tu veux »

Je remballe rapidement et les salue tous les deux. Le type range aussi son outil et glisse un mot à l'oreille de sa femme.

« Alors ?», dis-je, pour ouvrir une conversation

« C'est votre première fois ?, répond poliment la femme, je m'appelle Elise »

Le type me salue de la tête, mais il a l'air hostile à l'idée d'une rencontre. Elise a le visage lisse, le regard brillant, et sa toilette impeccable diffère de celle, plus relâchée, de son compagnon. Sa poitrine est peut-être moins généreuse que celle de Lilith mais, pour ceux qui savent reconnaître dans les formes les plus humbles l'élégante diversité de la beauté féminine, elle offre des prises alléchantes. Ses mamelles sont brunes, étirées, et je me figure que sa petite chatte doit sentir le miel ou quelque chose d'approchant. D'un seul coup je salive un peu, et m'enquiers si je peux la lécher.

« Tu veux ? », dit-elle d'une voix douce en baissant doucement sa jupe noire jusqu'à ses chevilles.

« Oui, si monsieur veut bien »

Contre toute attente l'homme opine du chef et sors à nouveau son sexe, gros et court d'aspect.

« Je vais la prendre par derrière », dit-il avec bienveillance

L'homme s'installe dans le fauteuil, les jambes écartées, le vit dressé à se rompre. Elise crache sur ses mains et mouille son derrière tandis que je lui touche le con lentement jusqu'à y pousser la langue, d'abord sur le clitoris. Son goût est amer, mais la délicatesse d'un parfum se promène encore à l'intérieur des cuisses.

« Elle vieillit avec noblesse », me dis-je à part moi.

Subitement, Elise s'empale sur la bite de son conjoint, qui l'avait saisie par les hanches pour l'entraîner sur lui. Son râle de douleur m'encourage à aspirer la mouille tiède qui coule le long de ses lèvres et, au bout de quelques instants, j'engage ma bouche entière dans la bataille. Une danse molle, inégale commence. En effet, les pieds d'Elise ne touchent pas le sol : elle est donc entièrement dépendante du va et viens de son homme, qui la soulève et la laisse retomber sur sa queue comme une poupée sans volonté. Moi, je suce sa chair de plus en plus fort, bercé par ses cris de volupté et la contorsion de ses doigts dans ma chevelure. Un désir jaillit soudain des cendres, mon bas ventre se secoue d'une érection. Tout devient plus clair. Je me lève et plaque les cuisses blanches d'Elise sur les accoudoirs, puis je pousse mon vit dans sa fente mobile. La pauvre femme bondit d'un coup et je crois bien que je manque de la tuer, mais c'est de félicité qu'elle hurle. Enfin, nous la fourgonnons ainsi pendant près d'un quart d'heure, puis l'homme jouit dans son cul en poussant un « han » de soulagement. Aussitôt, je me retire et Elise me prend dans sa bouche, pleine d'une reconnaissance céleste.

« Merci », dis-je en m'essuyant la face. Tandis qu'elle me suce j'attrape sa tête et relève ses cheveux. Son cou blanc et élancé de danseuse m'affole encore un peu, et je regarde ses joues se tendre et se distendre dans des bruits de succions adorables. Mais je préfère me retirer et décharger sur son visage et sa bouche béante et sa petite langue rose suspendus comme des offrandes.

 

« Ca ne vous fait rien, dis-je, de mourir demain ou après-demain ? »

Le type me fixe en reboutonnant sa braguette, sa mine est grave, inquiète. Elise me caresse l'épaule et s'exclame :

« Mourir ? Personne ne va mourir ! »

« Je veux dire, cet accord avec le comte, la chasse à l'homme, tout ça quoi... »

« Ils ne donnent pas la chasse aux gens comme ça, répond Benoît, mais si le comte t'a parlé de quelque chose, c'est qu'il y avait peut-être des raisons un peu plus sérieuses »

Ce faisant, il se lève et réajuste son col de chemise.

« Je ne comprend pas », dis-je

Elise s'étire toute entière contre moi, les cheveux emmêlés de sueur, et demande quand nous allons bien pouvoir manger un morceau. Benoît marche tranquillement vers le banquet en haussant les épaules, d'un air un peu résigné.

« J'ai faim, on y va ».

 

 

 

Le dîner

 

 

On a honoré suffisamment de fois notre belle gastronomie française, et je ne crois pas qu'un énième péquin apporte quoique ce soit de nouveau à l'excellente et sûre maîtrise du verbe de notre bon Rabelais sur la sophistication rustique de notre cuisine nationale. Le temple païen de Versailles vibre crescendo dans les plus belles odeurs de boustifaille qu'un homme puisse désirer. Les bouches dévorent les fruits des élevages et des moissons, avec une violence d'appétit qui méprise toute correction. Le mot d'ordre pourrait être « l'éducation sans ses limites », et on résumera assez justement ce qui résulte de la civilisation lorsqu'on la plie aux règles de notre démesure. Pour aller au plus court, nous éructons, mastiquons, nous délectons de tout ce que l'homme à pu cuire sur six millénaires comme de vrais porcs de Satyricon. Dans cet engloutissement enragé, on voit deux singes, mâle et guenon, homme et femme, se mélanger les doigts et la langue dans la viande morte, les sauces capiteuses, le vin rouge qui déborde des verres. Nous ne sommes plus qu'un estomac noir, bruyant et collectif.

 

Un type à la table cherche depuis un moment à m'entretenir de quelque chose mais, soit un parfum de sauce m'accapare, soit je cherche du regard Lilith et, ne la trouvant pas, je laisse une quelconque lascive faire son travail... Je n'ai pas le temps pour une rencontre.

« Moi c'est Thierry ! », scande l'inconnu en levant son bras luisant de graillon dans ma direction.

Finalement l'inconnu gagne les quelques mètres de table en chêne massif qui nous séparent l'un de l'autre, et dont j'épargnerais volontiers au lecteur la description intempestive si elle n'était pas aussi nécessaire pour l'intrigue que Thierry n'était superflu en tout point aux soirées de Versailles. La table sur laquelle le comte a décidé de festoyer a des proportions tout à fait gigantesques, probablement même selon les critères des plus opulents domaines de chasse. Je ne suis pas artisan pour deux sous, mais une méconnaissance totale de la menuiserie n'empêche pas d'admirer les profondes gravures pratiquées dans la chair du bois, les ciselages d'or fin sur les bordures, l'invraisemblable soucis de perfection qui embelissent le contenu de cette œuvre monstrueuse. Un habillage d'herbes, de vignes, de chardons et de diverses autres plantes entrelacées tiennent lieu de tresses folkloriques ; comme perdu dans sa jungle, l'intelligence peine à contempler l'extrême densité des nuances de rabots dans la taille du bois, mais reste captivée parce que, pressentant une symétrie cachée, elle se cherche un chemin par-delà ce déferlement de détails, et qu'elle ne le trouve jamais. Mais cette hypnose sculpturale ouvre sur le plus terrible des spectacles lorsque, remontant un peu la tête, débarassant ça et là quelques plats savamment disposés pour la cacher aux convives, on distingue enfin les raisons d'un tel acharnement technique : la table est en vérité une carte des appartements et de la ville alentours : chambres, alcôves, ruelles, sous-terrains, forêt, tout semble méticuleusement retranscrit. Une représentation imaginaire attire davantage mon attention. C'est, je crois me souvenir, dans le coin gauche de ce meuble immense, que l'on saisit toute l'horreur d'un projet qui a commencé pour moi comme pour les autres avec le franchissement de la dalle du château. On y voit représenté un homme d'une assez grande taille, fusil en main, sur la terrasse de son domaine et éclairé dans le dos par un chandelier puissant, scruter les jardins bordant Versailles. Son regard, d'une intensité cruelle, fixe plus loin la masse compacte et épouvantée de ses proies : des visages d'hommes et de femmes pressés les uns contre les autres et paraissant fuir une chose abominable. Des chiens immenses avec des dents de squales traversent l'obscurité jusqu'à eux...

« Excusez moi, Paul ? »

Thierry s'est approché avec douceur.

« Mais qu'est ce que vous me voulez ? », dis-je en affectant un ton de mépris.

L'inconnu ne se décourage pas le moins du monde :

« Vous êtes l'écrivain, Paul Katen ? »

« Oui c'est moi »

« Je m'excuse d'insister, dit-il, c'est que je ne pensais pas vous voir ici. Je vous lis..., il s'interrompt, respire longuement, puis reprend avec effort, ... je vous lis ! »

« Merci, je lui répond, mais qui êtes vous ? »

Un sourire angoissé se fige sur son visage.

« Je crois que j'ai tué ma femme. Alors je suis venu ici, sur le conseil d'un ancien ami »

Sans le vouloir, je répète après lui, médusé :

« Vous croyez avoir tué votre femme...»

Il s'asseoit tout près, comme pour confesser quelque chose. Ses yeux sont jaunes d'alcool, ses lèvres tremblent, il a peut-être de la fièvre.

« Il te faut l'histoire. Moi je ne saurais pas l'écrire, mais je parle bien, parce que je suis juge, tu me comprends ? Alors les meurtres et tout ça je connais bien, mais je n'ai pas la plume, voilà ».

« Je ne suis pas sûr d'avoir envie de ça, là tout de suite »

« T'as tout le temps, tout le temps, bien sûr, murmure t-il d'une voix tourmentée. Mais s'il te plaît, je t'en supplie, écoute ça maintenant, je dois parler maintenant, c'est comme un premier aveu, tu vois ? J'ai besoin...il faut que ça me sorte de la tête »

« Je n'ai pas le choix »

« C'était il y a neuf mois, réplique t-il en m'ignorant résolument, et tout ça c'est très beau, c'est très bien. Mais... neuf mois de douleurs quand même. Dès que je l'ai vue je l'ai aimée, et non, non ! C'était pas elle le problème. Je croyais la vouloir, mais je l'enviais simplement, je l'enviais ! T'as déjà envié une femme toi ? C'est tout sauf viril, et tu te le fais payer très cher. Neuf mois... Tu sais la guerre, elle existe dans le civil, et ce sont tout ces couples qui la mènent, et la société n'entend rien du tout. Il faut voir les cours d'assises pour comprendre...les horreurs qui résultent des petits accomodements ratés entre un homme et une femme »

Le juge avale un verre, tousse un peu, puis lève, et me désigne d'un bras tordu les êtres qui mangent et copulent dans les coins du salon.

« Regarde autour de toi, ce sont des êtres humains déchus, qui cherchent une punition... une punition qui soit à la hauteur du dégoût qu'ils nourrissent en eux... »

Il s'enfonce ensuite dans sa chaise, visiblement satisfait de sa rhétorique. Mais son regard guette ma réaction avec une profonde angoisse.

C'est un homme au visage lourd. Sa lèvre est sévèrement retroussée et ses sourcils épais recouvrent presque ses deux yeux noirs, froids et logiques comme des verdicts.

« On en est tous là, merde », je lui dis, vexé et ennuyé.

« Laisse moi parler !, reprend t-il aussitôt, elle s'appellait C***... L'intimité, toujours très propre, immaculée... Au début. On se connaît bien... Disons qu'au bout de trois mois, c'est suffisant. On existe si peu finalement, et nos vies sont pauvres, d'une pauvreté exemplaire... Bref, quelque chose me manque. Je la trouve trop désirable, et je commence à en conçevoir comme une jalousie. Je suis envieux de sa perfection, il n'y a pas d'autres mots. Tant qu'une personne aussi désirable existe dans le monde, moi je ne sais plus être humain correctement. Je crains tellement de la perdre que je veux devenir son ogre, son esclave, ou je ne sais quoi. Au fond je ne lui voulais que du mal, je voulais qu'on la haïsse, comme ça elle pouvait revenir dans mes bras et mon amour pour elle y trouvait comme une utilité. Là, à l'aimer si fort, et pour rien, j'étais comme poussé à l'acte d'en finir, tu comprends ? Elle vit intacte et moi, je meure. J'ai sauvé ma peau parce qu'elle me tuait... de trop l'aimer pour rien du tout »

« Tu aurais pu fuir »

« Pour qu'elle tombe dans les bras d'un autre, qui saurait mieux l'aimer ? Cette salope ! Non ! »

Il gémit et prend sa tête entre ses mains.

« Donc tu l'as tuée ! », dis-je avec une étrange satisfaction.

Le juge regarde ses chaussures ; sa voix se rétrécit jusqu'à n'être plus que la voix grave d'un enfant :

« Alors, sanglote t-il, alors un matin je prend le couteau et je le plante de toute mes forces dans sa poitrine, droit entre les seins...tu aurais du voir ses seins Katen, c'était un miracle de Dieu... Et je la regarde mourir, couché tout contre elle, les yeux dans les yeux... Ces yeux qui tombent à la renverse. Elle n'a même pas eu le temps de se sentir trahie... Elle est partie d'un coup, comme ça »

Une nausée me travaille à l'estomac :

« Il faut que je parte, Thierry. Je me connais : je suis sûr que demain j'aurai compris. Mais là... là tout de suite, je dois rentrer chez moi. Vraiment, il est temps »

Il renifle doucement et, avec une chaleur étrange, presque d'affection, demande si il peut m'appeller Paul. Je lui répond que je ne préfère pas, puis m'excuse et prend congé de lui, de Lilith, de Versailles. Dans l'entrée principale, personne ne m'arrête, ni comte, ni vigile, ni qui que ce soit. Dehors le jour s'allume presque, et l'air est sain à pleurer. Des cars de touristes vides se sont garés plus loin... En me promenant sur le bord du Grand Canal, je vois la lumière inonder peu à peu le péristyle du grand Trianon. D'un matin du ciel, l'écrivain William Styron avait écrit qu'il était « pur et juste ». Il n'y a rien de mieux à dire. C'était assez, définitivement assez pour un jour comme celui-là.

 

 

Lendemain

 

 

Je commençais à peine à me réveiller et Tristan était là, tout près de moi, à regarder par une des fenêtres de l'appartement. C'était un petit garçon de dix ans, aux cheveux blonds, avec de larges cernes qui lui creusaient comme un visage de mélancolie, de maladie grave. Ses yeux étaient tout noirs, vides comme le sont les esprits neufs. Il grattait ses petites couilles en regardant passer les voitures et les gens, tout en bas de l'immeuble. C'était dimanche, le marché se dépeuplait, et un peu plus de dix-sept heures avaient passé.

 

« On mange quoi ? »

« Attend un peu, lui dis-je en me frottant les joues, je vais me raser, ensuite je ferai des pâtes »

 

L'accident d'avoir un fils à soi. Pour commencer, j'admirais en lui tout ce que je ne reconnaissais pas en moi : Tristan ne recherchait pas une grande affection auprès d'autrui. Il était déjà économe de ses faveurs et de ses préférences. Son appétit constant de la vie assombrissait le peu d'enthousiasme que j'avais à l'éduquer : que me restait-il donc à lui transmettre que l'école laïque ou les grands divertissements de masse n'aient point déjà oeuvré à bâtir de croyance, de morale du siècle ? M'inscrire en faux contre les lois d'un tel projet risquait seulement d'entraver le développement normal de son adaptation... Naturellement, j'interviendrais pour réprimer si nécessaire, mais moins par amour que par soucis de ne pas faire peser sur les institutions le poids d'un relâchement dans mes devoirs de père. De toute façon, les enfants étaient soustraits le plus tôt possible à leurs parents : les pédagogues, les rencontres, l'intimité sexuelle qui en résultaient se nouaient de plus en plus vite, et de plus en plus loin des foyers. J'ajouterais qu'il insistait auprès de moi uniquement pour le réconfort matériel de l'argent, mais sans jamais se plaindre outrageusement.

 

Un peu plus tard, nous nous promenions sur le boulevard et la mère de Tristan m'appellait au téléphone. Les souvenirs de la nuit à Versailles se ranimèrent d'un coup, et je frissonnais d'une honte que je ne connaissais plus. Comment avais-je pu abandonner l'enfant à l'appartement ? Tout cela était-il vraiment advenu tel que je me le remémorais ? J'étais parti fringant pour retrouver ma régulière dans une brasserie de la ville, mais une marche pensive m'avait entraîné au château, ensuite cette prostituée s'était présentée... Tout paraîssait si simple hier... L'appel des plaisirs représentait le plus sain, le plus réparateur des élans... Mais ce comte, toute cette invraisemblable histoire de chasse à l'homme... de pures simagrées érotiques ? J'avais libertiné assidument par le passé, mais rien de ce que j'avais entendu dans cet endroit n'avait d'équivalent...

 

Je déposais l'enfant dans les bras de sa mère, sans dire un seul mot, puis m'acheminais mollement chez moi. J'ouvris ma boîte aux lettres et y trouvais un genre de flyer qui disait à peu près ceci :

 

 

« Nuits de Versailles, Samedi prochain, soirée Jeunes Femmes, tenue correcte,

 

Bonne semaine Paul »

 

Une signature immense, entortillée comme du barbelé, terminait la lettre. En dessous, il était écrit : « Bien amicalement, Comte de Jervy »

 

Dans quel drôle de scepticisme je me trouvais alors ! Je n'avais pas souvenir d'avoir laissé la moindre adresse...et ce ton d'amicalité, celui d'un vieil ami un peu guindé... Un sentiment confus d'oppression commença de me saisir.

 

« Qui est cet homme ?, me disais-je, et que dois-je faire pour qu'il me laisse tranquille ? »

 

Le surlendemain une tracasserie avec Laura étouffa mes craintes et je ne repensais plus aux nuits de Versailles avant le samedi matin. De là, je décidais de me présenter à nouveau au portique : j'avais pris la décision de m'expliquer avec le comte.

 

 

 

2ème nuit

 

La rixe

 

Lorsque j'arrive à Versailles, la nuit tombe à peine. Quatre gaillards très échauffés discutent près du portique d'entrée. Un homme cravaté, à la barbe rousse feu, tient la parole :

« Je ne dirais pas qu'elles y vont contre leur gré »

Son ton est si désuet, ses manières si sophistiquées que j'éclate d'un rire nerveux.

« Je disais, reprend-t-il en marquant une pause significative, fermement décidé qu'il est de m'opposer le meilleur dédain, je dirais qu'elles sont plutôt consentantes »

« Non, on les a droguées, regarde leurs yeux, lui répond un type à demi chauve qui se gratte nerveusement la nuque.

« La drogue n'explique rien : elle a fait croître en intensité ce que les filles avaient en potentialités ! », rétorque le cravaté en dévoilant le sourire satisfait d'un homme en tout point convaincu de sa superiorité de jugement sur les autres. Il se tourne ensuite droit sur moi et, avec un air de défi très cinématographique, renifle un peu de cocaïne, directement dans un pochon minuscule qu'il avait gardé caché au creux de la paume.

« Et puisqu'elles sont venues, alors », conclut le demi chauve, mine basse, en haussant les épaules.

« Excusez moi de vous déranger, dis-je, mais je cherche le comte...»

« C'est moi qui te fait rire ? », me lance l'homme cravaté.

« Allons, monsieur, je ne veux pas de problèmes. Je cherche juste le comte...»

« Vous êtes invité ? », demande un autre type sur ma gauche, jusque là silencieux comme la tombe.

Je lui tend mon invitation, mais il la repousse aussitôt avec dégoût.

« Ce type s'est foutu de toi Charles, fait-il en me désignant au rouquin, ouvertement, devant tout le monde ! »

« Je sais très bien, répond Charles, tu me prends pour un idiot, à me répéter ce que j'ai vu ? Tu crois que j'ai besoin d'encouragements ? Et toi, tu es qui ? »

« Je suis Paul Katen et je suis écrivain... », dis-je d'une voix blanche.

« Ah ! Et bien moi je suis poète tu vois ! Charles le poète ! Alors je vais juste te décrire ce qu'il y a là-dedans, Paul Katen, parce qu'ensuite je vais t'éclater les couilles !»

« Allez, intervient l'homme à demi chauve, laisse le tomber c'est un con, il est défoncé, on n'a plus le temps... je n'aime pas passer après tout le monde »

« Sache monsieur Paul Katen l'écrivain, clame Charles en ignorant son ami, sache que la nourriture ne se révolte jamais une fois dans l'assiette... et que c'est pour cette raison que les quatres nymphes d'à peine seize ans, juste dans ce salon là derrière, reposent sur un beau lit de cresson frais, têtes de veaux offertes, et qu'elles ondulent en fraîches vaguelettes, tout à fait nues, mouillées, aussi étroites et dévouées que possible. Ce sont des putains de l'Est et elles ont fui l'horrible culture de la pomme de terre pour réchauffer notre nuit ici même, dans le grand Trianon. Tu ne trouves pas ça émouvant, Paul Katen l'écrivain ? ».

« Si tu me touches le comte s'occupera salement de toi... Je suis un intime de Lilith »

Le groupe éclate de rire- à part Charles qui me dévisage avec ses deux yeux tout luisants de rage.

« Un intime de Lilith ?, s'exclame l'un d'eux, alors bienvenu au club des intimes de Lilith ! Tu les as juste devant toi ! »

« Tu vois, dis Charles froidement, s'il y avait une goutte de bravoure en toi Paul, tu m'aurais tenu tête autrement, sans jamais invoquer un faux-fuyant aussi désastreux. Une raison supplémentaire de te montrer ce que l'honneur a à faire de ta politique »

Avec tout son élan, l'animal bondit d'un seul coup sur moi, et me colle un coup de coude si vigoureux que je m'écroule à ses pieds, à demi inconscient.

« Sale petit écrivain », fait-il, et je l'entend cracher sur moi de toute ses forces. Ses amis accourent pour le tirer en arrière :

« Ca suffit Charles, dit l'un deux en l'éloignant vers le portique, c'est quand même un intime de Lilith ! »

Et le fou rire renaît de nouveau au dessus de ma tête toute couverte des crachats de Charles le poète.

« Attend un peu... », dis-je d'une voix honteuse, toute vibrante de larmes.

Je me relève sans difficultés, mais ma mâchoire m'élance violemment. Charles s'est retourné et m'observe sans rien dire, titubant un peu.

« C'est vrai qu'il est saoul ! », fais-je.

« Ca ne te suffit pas, petite merde ? », hurle t-il

« Non, je ne sais pas, non...», et je sors le cran d'arrêt de ma poche, et la lame jaillit du manche avec un déclic consolateur, et la lune la recouvre d'argent, prête à s'enfoncer dans n'importe quoi.

« Fais pas le con, murmure une voix, il est armé »

« Petite merde d'écrivain, profère Charles, tu veux me planter ? Moi ? »

« Qui vivra verra, je lui répond en essuyant ses crachats de ma face avec le revers de ma veste, moi je cherche le comte. Alors, quelqu'un sait ? »

« Dans son bureau, là, tout au fond », répond finalement le type à demi chauve.

Je tourne le dos et détale vers une autre aile du château, le couteau serré bien fermement dans la main.

 

 

 

Le diagnostic

 

« J'ai fait médecine monsieur Katen, et je crois bien qu'on vous a cassé la mâchoire », annonce doctement le comte en palpant mon visage.

« C'était un poète...», dis-je avec un sourire probablement déformé par la douleur.

Nous nous asseyons ensemble l'un en face de l'autre et commençons à boire.

« Il s'appelle Charles »

« Oui, répond le comte en jouant avec ses accoudoirs, il est un peu irritable, et sa bande d'idiots, tous des avocats d'affaires... Rangez votre couteau, Paul »

Son air est d'un coup si détaché, si lointain, que ma mâchoire me relance aussitôt ; je m'empresse de boire mon verre, mais l'alcool démultiplie tout :

« Monsieur le comte, je suis navré d'arriver à vous comme ça, dis-je en suffoquant, mais il y a plusieurs points qui, comment vous dire... m'inquiètent un peu... »

Le comte s'est levé, tout droit, plus effrayant encore qu'à notre rencontre dans le bistrot, et marche dignement en direction de la fenêtre, le dos tourné en signe de mépris. Je remarque alors qu'il porte un uniforme de hussard, avec un sabre accroché à la ceinture... Une abjecte solitude se jette soudain dans mon cœur... S'ensuit un exposé confus des doutes, des angoisses sur les origines et les buts de ces soirées à Versailles, mais ma mine est si odieuse -je le vois bien dans ce miroir à côté de moi !- mon verbiage si compliqué, que je ne peux m'empêcher de réaliser que tout ce qui m'arrive maintenant arrive à juste titre ; qu'il est normal, dans le fond, que des types comme ce rouquin ou ce noble, ou cette pute, abusent de moi si facilement.

« A quoi bon vivre, si c'est pour s'aplatir aussi bas ? », me dis-je en moi même. Et je m'accuse de ma lâcheté, impitoyablement.

« Allons, Paul, dit le comte après un moment, il y a des limites au sérieux... Suis-je vraiment un hussard ? Croyez-vous vraiment qu'on puisse assassiner des gens ici ? Mais c'est un jeu de libertins ! »

« Et les filles, le clochard dans ce bar ? »

« Les filles sont des étudiantes, répond t-il d'un air navré, quant à celui que vous appellez le « clochard »... un gros investisseur dans l'informatique, adepte de la soumission. Un simple jeu de rôle érotique... Pourquoi vous levez-vous ?»

« Je ne suis pas convaincu... je regrette... »

« Alors demandez à Lilith, Paul. C'est elle qui gère tout ça. Il arrive que certaines putes repèrent leurs clients bien avant qu'ils se décident à passer la porte... Comme une chasse. Des jours et des nuits à surveiller, à l'attendre... Mais enfin, qu'est ce que vous voulez que je vous dise ? »

Je sors en claquant la porte.

 

 

Le fond de l'assiette

 

Si le lecteur demande maintenant ce qui m'a retenu cette nuit-là à Versailles, qu'il regarde sa curiosité, cette vertu si cruelle lorsqu'elle renifle la tragédie chez ses semblables. Quatre, elles le sont bel et bien. Mais, comme souvent avec la poésie, le discours inspiré de Charles s'arrête où commence une réalité plus difficile à aimer. Lorsque je passe la porte du grand Trianon, un homme d'âge trop mûr dépose sur l'une d'elle sa semence vieille de mille ans, et son cul déformé de temps se fripe mollement dans une cadence obscène. Une blonde d'environ vingt cinq ans, au cul et aux seins tendus, fente subtile entre toutes les autres, pousse de petits cris fantasques d'animal, et gémit en vacillant sous l'assaut d'une queue à demi raide. La plupart du temps c'est une pénétration muette, passive et infiniment lente. Une agonie d'étreintes recommencées au milieu d'une foule d'hommes seuls, qui se branlotent mollement en attendant leur tour. Certains, trop attisés sans doute par le spectacle, jouissent avant même d'atteindre l'assiette. Un triomphe dégringolé de foutre se jette tristement le long de leurs cuisses. La honte ordinaire, qui nous fait d'habitude recouvrir d'un voile d'hypocrite pudeur le désir qui s'exaspère en soi, a disparu tout à fait ; le vice creuse en nous les plus folles incursions...la faute sans doute à la fraîcheur morale des proies toutes offertes. Les gestes de ces filles, leur stupeur, leur engourdissement, puis l'impression d'abandon qu'elles produisent... Même si la chimie d'illicites substances favorise leurs inclinations, elles paraissent toutes excitées à l'idée des plaisirs que l'on prend sur elles.

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