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Le blog de Jonathan Itier

Satires et bilans

Laisse mourir l'Occident

Depuis quelques temps, j'ai la bizarre intuition que Claire et Stéphane préparent quelque chose... Tout bien considéré ils sont en couple, c'est à dire que, comme les blanches ogives des cathédrales, ils se « soutiennent » en tout ; à cette échelle, l'imagination des êtres décuple, mieux : elle se réalise. La naissance de Ménandre n'est pas pour rien dans cet état de fait.

Je les rencontrais d'abord comme élève à l'université, puis devins leur ami. Claire enseignait la biochimie, Stéphane les lettres classiques -un curieux mélange de spécialisations sur lequel il faudrait un récit entier -lisez De la nature de Lucrèce si jamais la curiosité vous presse jusque là. Ils habitaient un petit pavillon à Boulogne, sans d'autres artifices qu'un jardin assorti à leurs goûts pour la lecture en plein air : une véranda chauffée six mois de l'année, un robuste parasol pour l'été lorsque les lumières frappaient, sous lequel trônait une table en mosaïques d'environ cent kilos. A l'intérieur, la maison n'était plus qu'une chaotique efflorescence de livres et de magazines scientifiques, déposés et parfois jetés à même le sol. On y trouvait aussi des carnets de notes abandonnés en milieu de course, là où précisément la pensée s'était arrêtée, perdue, avait renoncé sans doute. La première fois que Claire m'avait accueilli chez eux -c'était au Bourbon je m'en souviens très précisément- j'avais cru entrer dans un local de recherche abandonné : l'odeur fétide du papier détrempé, les négligences matérielles d'un esprit trop studieux... Mais, en enjambant les quelques mètres qui me séparaient d'elle, j'avais aperçu un lit double aux draps tâchés de sueur et de café où s'amoncellaient du vieux linge mixte -soutiens gorges informes et caleçons longs pour hommes. Ils étaient, à n'en pas douter, de véritables porcs domestiques. J'appris plus tard qu'aucun des deux ne souhaitant se plier aux règles d'hygiènes, ils avaient tout simplement décidé de sous-traiter à une femme de ménage qui ne les visitait qu'une seule fois par mois, et dont les qualités professionnelles flirtaient avec un certain sens du crime :

« Elle vole des affaires », me confia une fois Stéphane, tandis qu'un sourire étrange étirait son visage.

« Oui, précisa Claire comme si elle redoutait ma réaction -Claire passait son temps à rectifier ce qu'on pouvait penser de son époux- mais ce sont des babioles, des crèmes de soin rapportées d'hôtels où nous nous sommes arrêtés il y a longtemps, lorsque nous donnions des séminaires à droite et à gauche »

« Rien d'important. A part la montre l'année dernière », compléta Stéphane.

« Oui ! Oh la montre ! », fit Claire avec un mouvement de dédain qui partait du coude jusqu'au poignet.

La vérité c'est qu'ils culpabilisaient d'être des patrons. Cette disposition d'esprit, qui ne me choquerait pas si je n'avais pas de véritable sympathie pour eux, les avait conduits à de plus dangereuses extravagances. Une fois, l'accueil d'un réfugié politique avait failli leur coûter la prison... Il s'agissait d'un terroriste de petite envergure que sa « kommandantur » avait jugé bon d'envoyer en France par le premier avion, afin d'y recruter la crème des fanatiques, tous rebuts de Mosquées loyaux à Daesch... L'aveuglement humanitaire de Stéphane et Claire posait problème : les deux kalashnikov posées sur le lit, les quelques dizaines de grenades retrouvées ici et là après perquisition, laissaient tout de même penser à une complicité....

« Les armes, je ne les avais jamais vues. Il était toujours sorti, il me disait « i go out, my friends are in danger, i need to talk to them, etc...»», avaient-ils plaidé.

Ils furent finalement jugés pour « complicité involontaire »... Ô disgrâce ! Quelques temps encore, les réseaux sociaux les ridiculisèrent, mais ils retombèrent dans l'oubli à la suite d'un attentat à Berlin. Pendant toute cette période maudite, Stéphane perdit une partie de ses cheveux à cause d'une affreuse pelade, et Claire ne trouva plus le sommeil. Ils étaient assignés à résidence et tournaient en rond dans cette maison qui ressemblait de plus en plus à une cellule -je soupçonne d'ailleurs cet incident d'être la cause de la dégradation de leur hygiène et de leur santé mentale.

Heureusement, l'année qui suivit leur fit presque oublier ces déboires judiciaires. Claire portait un enfant, elle en était sûre, et il s'appellerait Ménandre, comme le poète grec du IVème siècle avant notre ère, qui jadis écrivit :

« Evitons avant tout les excentricités ».

C'est à cette cette occasion que nous partîmes en croisière dans les Cyclades. Ce voyage, le premier loin de ma famille, reste à ce jour l'objet d'une nostalgie que peut-être rien n'égalera. Notre passion commune pour l'antiquité, la ruine muette, le mysticisme des crépuscules et les fruits de la mer pêchés de frais nous comblèrent à des altitudes qu'il m'est difficile de restituer sans effleurer un peu le ridicule. De là où nous étions, je me souviens que les abîmes du malheur n'étaient plus que de vagues abstractions et que, telles des méduses flottantes, nous nous déployions selon des intensités d'humeurs solaires, oscillant sans cesse entre le ravissement, l'émerveillement et la joie pure. Avant de repartir pour la France, nous fîmes une halte en Phocide, à Delphes, où le sommeil nous surprit dans une sérénité, une félicité du cœur sans doute équivalente à celle des bonzes de la Chine. Au réveil, le sentiment d'un profond accomplissement nous berça : auprès du temple d'Apollon nous succombions à la douce amnésie des réalités pénibles. Dans sa langue universitaire, Stéphane ranima la guerre du Péloponnèse, la victoire méritée des spartiates, leur mépris de l'argent, en même temps que l'attrait charnel qu'exerçait sur eux les considérations plus patriotiques :

« Que chacun combatte, armé du fer tranchant, pour sa cité, ses enfants et son champ ! Garçons, serrez vos rangs ! Honte à celui qui cède ! Entraidez-vous, avancez flanc à flanc ! N'abandonnez jamais le vétéran qui tombe à vos côté, ou trébuche en marchant ! »

« C'est un poème de Tyrtée, dit Claire, il le cite à chaque fois, il ne connaît que celui-là »

Les spartiates avaient chanté la passion de leurs existences, simples, belliqueuses, recluses, aussi insignifiantes, éternelles qu'un seul essaim de frelons perdu quelque part dans ces montagnes aux dimensions infinies.

Le premier venu dira que nous prenions « simplement des vacances », mais ce serait réduire la portée de l'expérience à un simple divertissement folklorique. Il s'agissait plutôt d'une révélation, c'est à dire que la vie concrète, cette vie humaine d'épreuves, se trouvait réduite à une portion congrue, infime : elle ne nous semblait plus qu'une ancienne et abjecte illusion de la Douleur.

Ajoutez à cela que la crise économique, intolérable pour les grecs, communiquait à l'argent une puissance d'opportunité surnaturelle : plus rien n'y valait rien. Nous découvrîmes l'exquise impunité, la ferme assurance de posséder déjà tous ce que nous pouvions désirer : en somme nous n'étions plus concernés par le problème de nos existences. Aviez vous soif, chaud, faim, convoitiez vous une femme, un garçon ? Pour le touriste avide, tout se matérialisait sans obstacles. A Athènes, l'Etranger était devenu roi, et le Citoyen, l'esclave. Lorsqu'enfin nous retournâmes à Paris, mon amitié pour eux s'était changée en ferveur. Comment avais-je pu supporter mon existence sans les connaître ?

Nos échanges se multipliaient chaque mois davantage avec bonheur. Je me souviens aussi du ventre plein de Claire, puis de sa figure blanche, presque mélancolique à l'hôpital, lorsqu'on l'eût libérée de Ménandre. Le bébé fixait sur nous deux abîmes d'où l'existence s'élançait. De nouveaux problèmes s'amoncellaient pourtant au-dessus de nos têtes.

« Je voudrais qu'il explore les choses au maximum », me dit un jour Stéphane en grattant ses plaies capillaires sur lesquelles repoussaient, timidement, des gerbes de cheveux blancs -depuis la naissance de Ménandre, une sorte de chiendent angoissé fleurissait sur son crâne. Au milieu de l'idolâtre négligence de ses parents, l'enfant avait grandi comme un sauvage. A dix ans, c'était un gros garçon à l'oeil noir qui mastiquait froidement tout ce qu'on lui donnait. Ses résultats scolaires montraient un retard de développement alarmant que ses parents affectaient pourtant de minimiser -au nom de je ne sais quelle école de pensée déconstructionniste, attribuant aux attardés et aux fous des fulgurances extra-humaines. Il y eut des plaintes de parents pour violences, un premier internat. Cet enfant se comportait comme un véritable enragé. Dès ce moment, je cessais de voir mes amis avec la régularité habituelle, et nos rencontres ne furent plus que de courts épisodes où Claire se lamentait sur les querelles et les déficits de son chaotique Ménandre.

Un peu plus tard, je soutins avec peine une thèse d'Etat, qui me m'ouvrit sur aucun poste : un différend politique m'opposait à un membre clé du jury d'évaluation, dont l'appréciation peu flatteuse me referma toutes les opportunités, (si les étudiants en Vérité avaient la moindre idée des compromissions indignes auxquelles il nous faut nous ranger pour espérer « arriver » dans un tel milieu, et combien les qualités d'un homme ont peu à voir avec ses succès !) et je sombrai quelques mois dans une fatigue profonde. Leur amitié s'avéra déterminante : Stéphane remuait toute son administration pour me trouver un poste de vacataire dans sa propre université, pendant que Claire, qui connaissait personnellement le recteur de l'université de Nanterre, vantait mes mérites avec insistance. Du désespoir, je fus sauvé, arraché in extremis. Je redevenais, du même coup, le centre d'une attention que j'avais cru éteinte avec la naissance de Ménandre.

Il y eut d'autres voyages, d'autres fêtes, d'autres savantes disputes pour lesquelles nous nous passionnions lorsqu'il ne restait plus rien d'autre à faire. Les aéroports, les rues bondées d'âmes, les cafés, les cinémas vides des séances de seize heures... l'allégresse avec laquelle nous nous retrouvions chaque fois étouffait de ses petits bras les reptiles du malheur avec lesquels un homme doit composer toute sa vie. Jamais je n'ai connu de complicité plus entière, de sympathie plus profonde qu'avec de tels amis.

C'est à partir de ce point que j'arrive à mon histoire d'intuition, à ces soupçons dont j'ai fait état plus haut : quelque chose avait changé dans la physionomie de ce couple. Depuis un an ou deux, Stéphane fixait le vide avec inquiétude, et Claire voulait se coucher tôt mais, sitôt dans son lit, buvait de plus en plus tard. Ils délaissaient l'un et l'autre leurs livres pour regarder de mauvais films, et tempêtaient à propos de la « mort des Humanités », du désintérêt achevé du monde post-moderne pour la culture des antiques. Chez Stéphane, la question du déclin des enseignements en grec et latin tournait, peut-être par impuissance, à l'obsession querelleuse. Avec ses élèves il devenait aigri, et ses collègues essuyaient son dédain chaque jour sans rien dire, murmurant sans doute « il est près de sa retraite, encore un peu de patience ». Enfin, et sans que cela les troubla véritablement, leur fils passait de plus en plus de temps chez une tante éloignée, vieille fille sans enfants, par lequel elle consolait sa maternité ratée.

Un soir, Ménandre déménagea chez sa tante pour dit-il « se rapprocher de ses amis et de son école ». Comme autrefois, nous n'étions plus que trois : Claire, Stéphane et moi.

« Pascal (c'était mon prénom), commença Claire, nous ne sommes plus très jeunes, porter un enfant, à cinquante ans, je veux dire : ça m'a épuisée ».

Il me sembla tout à coup que je ne les avais pas revus depuis une éternité. L'accent de sa supplique était convaincant. Quinze années avaient encore passé depuis la naissance de Ménandre. Stéphane ne portait plus que des lambeaux de chevelure et ses lobe d'oreilles bredouillaient. Claire me rappellait une dame d'un certain âge : si je trouvais que son maquillage était un peu trop appuyé ces derniers temps c'est parce qu'il dissimulait sa peau, devenue trop grisâtre, trop cireuse. Ses yeux tombaient au fond d'eux-mêmes et ses orbites se creusaient dangereusement. Son visage ressemblait à un crâne. Je tremblai d'une espèce d'effroi assez insolite : pourquoi n'avais-je pas vu ?

« Je ne comprend pas, répondis-je, vous êtes malades ? »

Pour me montrer qu'il n'était pas dupe de mes égards, Stéphane haussait les épaules. Ses deux mains noueuses se contorsionnaient sur ses genoux... Deux mains de vieillards ! Comment n'avais-je pas vu ? Il regarda Claire pour lui demander la parole, silencieusement, comme le font les vieux couples.

« Pascal, reprit donc Stéphane à la suite de sa femme, nous sommes justes malades d'être vieux. Il n'y a rien d'autre. Mais ça suffit. Je veux dire : tu es un grand garçon, tu es titulaire, tu as tout ce qu'il te faut. Tu sais qu'ils fermeront la chaire de lettres classiques derrière moi, je te l'ai dit ? Il faut arrêter ça... »

« Arrêter quoi ? »

« Tout, répondit Claire, tout ça ». Ses bras balayèrent lugubrement la pièce, l'au-delà de cette pièce, le monde entier...

« A la fin du mois, on ira dans cette clinique en Suisse. Ce sera très bien fait »

«Mais, une soudaine nausée me nouait le ventre, et Ménandre ? »

« Ménandre sera placé chez sa tante, elle adore les enfants, tu pourras le voir...»

« Je déteste ce gosse, je le hais ».

« Pascal... », gémirent-ils ensemble.

« La mort volontaire ? »

« Nous avons longuement réfléchi », répondit Claire.

« Vous êtes des intellectuels réputés, vos livres sont étudiés partout, je ne comprend pas ».

Peu à peu, le malaise s'écrivait sur leurs visages :

« Justement, poursuivit-elle, nos facultés sont... On perd la partie Pascal, c'est comme ça. Avec Stéphane on s'était promis de ne pas vieillir, en tout cas pas de cette manière là »

« C'est une sorte de vieillissement accéléré, dit Stéphane, on n'y peut rien du tout. »

Je claquai la porte et m'engouffrai dans la nuit, marchant droit chez Ménandre et sa tante. Je l'aperçus derrière les fenêtres : c'était une femme brune un peu échevelée, forte, incroyablement laide. Blotti contre elle, Ménandre regardait la télévision. Je frappai contre un carreau, suffoquant de rage et de chagrin.

Il y eut un cliquetis de verrou, la porte s'entrebâilla. Les yeux noirs de Ménandre me dévisageaient méchamment dans l'interstice :

« On est tous désolés Pascal », dit-il d'une voix effrayée.

Je retournais sur mes pas. Il devait être deux ou trois heures du matin, la pluie de novembre recommençait à tomber. Je crus un moment m'être perdu, mais comme accouchée par un miracle, la route jusqu'à la maison reparut. Je m'assis sur le trottoir, méditant je ne sais plus quelles actions invraisemblables pour les ramener à la raison. Leurs silhouettes apparurent un instant par la fenêtre de la cuisine, puis s'éteignirent d'un seul coup. C'est la dernière fois que je les vis.

En vieillissant, je regarde ces deux êtres avec une acuité nouvelle ; je mesure à quel point quelque chose débordait de leur simple, honnête personne. Quelque chose, en eux, dont je m'étais épris sans comprendre la signification profonde. Emily Brontë a écrit : « à quoi servirait que j'eusse été créée, si j'étais toute entière contenue dans ce que vous voyez ici ? ». Pour nous qui les aimions, Claire et Stéphane incarnaient, avant tout, une certaine idée de l'Occident.

 

 

 

 

 

 

 

 

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